Cinq paradoxes du travail, CINQ QUESTIONS QUI FACHENT
Le travail doit-il être au centre de tout projet de gauche ? Non, mais nous avons besoin d’un vocabulaire apte à signifier la multiplicité des activités et des formes de vie. 29 septembre 2007.
L’occasion m’a été offerte de participer, par un texte bref, à l’ouverture d’un débat à gauche sur « travail, temps de travail, temps libre ». Je me livre à l’exercice en choisissant de m’en tenir à l’énonciation de cinq paradoxes du travail.
L’ « inactivité » est productrice de richesse
Les femmes ont toujours travaillé mais elles étaient considérées comme inactives. En tant que « femmes au foyer », le soin des enfants et des personnes âgées, tout comme leur travail en tant que femmes de ménage dans leur propre foyer et/ou en tant que collaboratrices de leur mari, était invisible aux yeux du statisticien, de l’économiste et du politique.
Une fois démontrée l’analogie entre production (de marchandises) et reproduction (de la force de travail), en revendiquant la reconnaissance de la valeur du travail de reproduction, les mouvements féministes des années 1970 ont posé la question fondamentale de la gratuité du travail domestique. Le féminisme nous l’a appris : la catégorie d’ « inactif » n’a de sens que selon une conception de l’activité qui fait de sa validation marchande le critère de définition du travail productif et de mesure de la richesse.
Cette conception exige aujourd’hui une remise en cause radicale, préalable à tout débat sur le travail, et ce d’autant plus que l’écologie politique a dévoilé une contradiction entre valeur économique et richesse : le « travail productif » de valeur économique peut être destructeur de richesse. D’une part, le lien entre travail et richesse, si souvent évoqué comme allant de soi, demande à être défini et chaque fois démontré. D’autre part, il convient de déplacer le débat du discours idéologique dominant sur la revalorisation de la valeur travail vers la reconnaissance matérielle de la valeur du travail invisible et gratuit des « inactifs », de ceux que l’on stigmatise comme inemployables, assistés.
Le travail est un facteur d’émancipation mais aussi d’asservissement
L’histoire des femmes en Occident nous a appris autre chose encore. L’analogie entre travail de production et travail de reproduction trouve une limite : dans la sphère de la reproduction c’est la liberté des femmes qui était en jeu. L’accès des femmes au travail, entendu dans son acception moderne, donc comme travail salarié, a permis aux femmes à la fois de s’assurer des moyens de subsistance - la conquête d’une indépendance économique-, et de s’émanciper, si l’on entend par là une possibilité d’accéder à l’autonomie. En ce sens, et en ce sens seulement, celui de la conquête d’une autonomie et d’une indépendance vis-à-vis de l’institution familiale, qu’il est possible de comprendre la portée politique positive du mouvement d’« émancipation par le travail ». Car on ne saurait taire l’ambiguïté d’un énoncé aussi dérangeant que « le travail c’est la liberté ». « Formule qui, écrit Geneviève Fraisse, fut usée diversement depuis plus d’un siècle pour soutenir l’émancipation ou pour imposer la servitude ».
Le travail salarié –norme du travail dans nos sociétés- porte cette contradiction : il est facteur d’émancipation face aux anciennes servitudes encore présentes dans nos sociétés et dans le même temps, facteur d’asservissement. Car le salariat organise la contrainte monétaire du revenu et comporte un lien de subordination. Contrainte et subordination imposent qu’on s’interroge sur le concept de liberté et de dignité hu-maine que l’on voudrait associer au travail, sans questionner les conditions dans lesquelles ce travail s’exerce et ses finalités.
Moins d’emplois, plus de travail
Il serait faux d’affirmer qu’il y a moins d’emplois sans spécifier que jamais il y a eu autant d’emplois, bien que la progression du nombre d’emplois ait été plus faible que celle de la population active, ce qui rend partiellement compte du taux de chômage et de son évolution. Depuis la crise du « plein emploi » des années 1970, la salarisation a fortement progressée et s’est étendue à l’ensemble de la planète. Le chômage en est l’autre visage, car le concept même de chômage est impensable hors du salariat. Mais le chômage, en tant que perte provisoire ou durable de l’emploi, n’implique pas nécessairement l’absence de travail. Une confusion sémantique s’est installée au cœur du débat politique et social, celle entre emploi et travail. Les deux termes sont utilisés à tort comme synonymes, pourtant, tout travail humain n’est pas exercé sous contrat de travail, tout travail humain n’est pas rémunéré. La discontinuité des emplois, conjointement à la mutation du contenu du travail, contribue à creuser l’écart entre travail et emploi, entre temps de travail et temps en emploi. Si le contrat à plein temps et à durée indéterminée constitue encore la norme juridique du contrat de travail, les formes dites atypiques d’emploi (intérim, CDD, temps partiel, stages, emplois aidés) constituent désormais la norme d’embauche. Ces modalités d’emploi comportent structurellement une discontinuité temporelle.
Cependant, les périodes entre deux emplois sont fréquemment des périodes intenses de travail : effort d’amélioration de son « employabilité » par la formation et l’entretien des compétences, constitution d’un carnet d’adresse afin d’accroître les probabilités de trouver un emploi, recherche d’emploi, développement de projets de reconversion professionnelle ou de projets indépendants, exercice d’activités à titre gratuit ou bénévole…on ne saurait énumérer la multiplicité d’activités qui occupent le temps de « chômage ». Le travail déborde l’emploi, c’est-à-dire le travail exercé sous contrat. Afin de porter un regard lucide sur le travail, il convient dès lors de récuser la distinction binaire emploi-chômage.
Réduction de la durée hebdomadaire du travail et extension de la journée de travail
Lors du débat sur la réforme du régime des retraites au printemps 2003, René Passet rappelait que « le mouvement séculaire par lequel un nombre sans cesse réduit d’heures travaillées dans la nation permet de livrer un produit accru et d’occuper un nombre croissant de personnes grâce à la réduction des temps de travail : ainsi, en 1896, en France, 18 millions de personnes occupées fournissaient annuellement 55 milliards d’heures ouvrées, cependant qu’un siècle plus tard très exactement, 22 millions de travailleurs n’en fournissaient plus que 35 milliards. Entre-temps, la durée annuelle de travail par individu s’était abaissée de plus de 3 000 heures à moins de 1 600. Les gains de productivité engendrés par l’évolution des technologies avaient bénéficié à tous ». Ce constat mérite d’être complété par la prise en compte de deux éléments.
Tout d’abord, les gains de productivité ne bénéficient pas à tous : les processus de financiarisation en cours depuis le tournant des années 1980 opère une redistribution des revenus de grande envergure et de sens opposé à celle qu’opérait l’Etat providence. La hausse des valeurs de l’immobilier et les mesures fiscales visant une réduc-tion de l’imposition directe, contribuent fortement à une redistribution en faveur des ménages les plus aisés, véritables bénéficiaires des gains de productivité.
Ensuite, si la durée légale du travail a de nouveau été réduite par la loi sur les 35 heures, cette réduction s’est accompagnée d’une intensification du travail. En outre, le développement des activités de service -qui mobilisent des capacité cognitives, relationnelles et intellectuelles-, et celui de l’organisation du travail par projet - qui implique pour sa part une plus grande autonomie des salariés en faisant porter sur eux les risques d’entreprise-, contribuent au rallongement de la journée de travail, du fait qu’il apparaît de plus en plus malaisé d’opérer une véritable coupure entre temps de travail et temps hors travail.
La crainte de son manque et l’usage inflationniste du mot travail
Une peur hante nos sociétés : celle d’être jugé inemployable et traité comme tel. Tout se passe comme si la dignité de l’existence humaine avait pour fondement exclusif le travail. Tandis que progresse la crainte de la perte et l’angoisse de l’absence de travail, le mot « travail » désigne à un point jusqu’alors inusité toute activité. C’est ainsi que dès le C.P., les enfants intègrent ce vocable pour définir ce qu’ils font. Lire, apprendre, étudier, dessiner, chanter, disparaissent du vocabulaire, seul subsiste le mot « travail ». Le plaisir et le désir d’apprendre, le droit d’apprendre et apprendre avec d’autres s’estompent, seul perdure le devoir de travailler à l’école. L’apprentissage de l’esprit de compétition structure la formation scolaire de futurs employables, que l’on conditionne à devenir les vendeurs de leur propre « capital humain ». Nous avons besoin d’autres valeurs, leur émergence n’ira pas sans l’invention d’un vocabulaire apte à signifier la multiplicité des activités et des formes de vie.
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